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La Cave aux Crapauds
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21 novembre 2007

dead men

assassinat

Une –nième variation sur le brigand bien-aimé ? Mieux : un magnifique requiem célébrant l’enterrement d’un mythe et présentant l’ouest comme un purgatoire où les hommes errent sans fin

L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford : un titre bien trop explicite pour ne pas être mensonger. Sous ses résonnances hagiographiques, il prend la légende au pied de la lettre pour aller à rebours, et la faire s’effriter. Ainsi L'Assassinat de Jesse James s’interrogera sur le mensonge et la manière dont la fiction peut modifier, remodeler le réel, réécrire l’Histoire en histoires et partant, imprimer une perception erronée des faits, l’imagerie collective cannibalisant la vérité. Fuyant toute forme de manichéisme héroïque, L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford évoque comment le temps construit et déconstruit les courageux et les lâches et comment il meurent. Les frères James ont inspiré plus d’une vingtaine de cinéastes des plus prestigieux comme Heny King (Le Brigand bien aimé, 1939), Fritz Lang (Le Retour de Frank James, 1940 ), Samuel Fuller (J’ai tué Jesse James, 1949), Nicholas Ray (Le Brigand bien aimé, 1957), Philip Kaufman (La Légende de Jesse James, 1972) ou Walter Hill (Le Gang des frères James, 1980). On était en droit de craindre un nouveau divertissement académique et gentiment désuet à la Kevin Kostner, évocation nostalgique des racines du vieil ouest. Pour son pessimisme, sa démythification et son soucis d'autenticité, il faudrait plutôt se pencher du côté de Cimino (Heaven’s Gate) ou de Jarmush (Dead Man). Plutôt que de faire renaître le bon vieux western de ses cendres, Andrew Dominik s'intéresse à la genèse de la légende et à son utilisation populaire et mercantile.

Le western est le genre viril par excellence, or le réalisateur conçoit une œuvre totalement dévirilisée, portant le témoignage de la fragilité, de la faillibilité et de la lassitude humaines. Ici les protagonistes ne sont que des âmes cassées, d’éternels enfants qui ne parviennent pas à se trouver ou des "forces de la nature" meurtries, minées de crise d’identité en dépressions. La démythification est fort différente de celle d’un Eastwood : en effet, le film d’Andrew Dominik n’est pas un western crépusculaire ni une méditation sur la violence comme l’était Unforgiven. Tout en jetant un regard désabusé et ironique sur le genre, Eastwood lui conserve toute sa dimension héroïque et son respect quelque peu condescendant pour la vieille amérique et ses cowboys, là ou Dominik refuse l'épopée et privilégie une poésie qui glisse vers l’onirique. Chaque plan du film exhale la fin, la mort, l’irrémédiable et le plonge dans une sensation d’entre-deux-mondes et de temps suspendu. L’Assassinat de Jesse James est une ballade sans héros, qui se plait à nous entraîner parmi des ombres et des fantômes errants.
Cette vision d’un cimetière de l’héroïsme et de l'hécatombe des aventuriers et des hommes de main, ajoutée au rythme du film lui-même, n’est pas sans rappeler certaines oeuvres du cinéma japonais des années 60 ou 70. Tel le Goyokin de Hidéo Gosha ou le Rebellion de Masaki Kobayashi qui nous parlaient de la fin des samouraïs, et des derniers sursauts de l'ère féodale agonisante, avec la même lenteur hiératique, L'Assassinat de Jesse James métamorphose la légende en veillée funèbre. Andrew Dominik conçoit une œuvre sur la fin des temps mythiques, la fin d’un monde, et la fin d’un homme. L'Assassinat de Jesse James illustre comment les légendes se construisent, entre mensonges et vérités, invitant certains élus à rentrer dans l’Histoire et d’autres à rester sur le bas côté. Somme toute, Homère nous reste présent à l'esprit. La vanité des gloires usurpées ou non, la fragilité des existences éphémères vouées à périr par les armes, l'ambivalence des êtres et des sentiments abolissent le temps historique ou épique, passé ou à venir.
Ses personnages qui se débattent comme des pantins finissent une balle dans le ventre, dans le dos, dans la tête. La violence est d’autant plus cinglante qu’elle est employée avec parcimonie. Cet instant d’arrêt brutal de la vie, très subtilement saisi, tranche avec la lenteur, le calme mélancolique de l’ensemble.
Coulant comme de l’eau, en apesanteur, pareil au Terrence Malick des Moissons du Ciel, L'Assassinat de Jesse James prend le temps de s’installer de faire vivre, respirer, s’arrêter les personnages, de les cerner au sein de leur environnement, et de les intégrer à l’univers. Le rythme s'attarde à la moindre expression, d’un clignement d’œil à un mouvement de la bouche qui à elle seule est à même de de révéler la douleur. Dans ce temps où les aiguilles semblent s’être arrêtées, les gestes sont décomposés, ralentis, amplifiés. La mise en scène majestueuse, la photo hypnotique de Roger Deakins, le chef opérateur des frères Coen, et la musique envoutante de Nick Cave s'associent en une unité qui confine à l'osmose.

Le mythe domine, possède et écrase tout autant l’être caché derrière le héros, que l’homme fantasmant le héros pour s'efforcer de lui ressembler : Jesse est emprisonné dans la chimère héroïque, Robert Ford dans son rêve d’être le héros Jesse. Tel un ancêtre du personnage Jennifer Jason Leigh dans Single White Female, l'aspiration schizophrénique à être l'autre conduit au désir de tuer le modèle, pendant qu'un Jesse James suicidaire choisira également en son meurtrier son plus fidèle admirateur.
Sans nous plonger dans des considérations trop psychanalytiques, il paraît évident que dans ce crime quasiment passionnel du modèle sommeille le meurtre symbolique du père . La passion de l'enfant désemparé incapable de se forger sa propre identité et d'exister trouve son accomplissement dans le meurtre. "Puisque je ne puis être lui, puisque je ne puis être aimé de lui, je dois le tuer". Ainsi pour Robert Ford, tuer le dieu, tuer l’idole, revient à effectuer l'unique acte (anti) héroïque, l'unique consécration, l'unique déclaration de son identité. A ce titre, Robert Ford le brimé, l'incompris, le mal aimé dont la fragilité mène à l'ineluctable rappelle parfois le personnage de Baleine de Full Metal Jacket.

L'Assassinat de Jesse James constitue une magnifique réflexion sur la perte de croyance : foi en la "vérité" dont s'est imprégnée la mémoire collective, foi individuelle et foi en toute narration. D'ailleurs, ce choix extrêmement subtil d'une narration extradiégétique qui ne cesse d’anticiper sur les événements et de jeter un regard ironique ou décalé sur l’image, nous met-il pour autant à l'abri d'un nouveau leurre, d'un nouveau mensonge ? Nulle réponse n'étant définitive, voilà ébranlée la notion même de vérité.
Ainsi disparaissent également les frontières du Bien et du Mal dans une conception des personnages qui se confondent avec leurs contraires, quand, dans un anti manichéisme absolu le tueur et le héros se repoussent, s'attirent et échangent tour à tour leur place de victime et de bourreau.

La dernière année de Jesse James, celle de sa dernière attaque de train, le voit gagner lentement le monde des ombres. Les Frères James sont fatigués, vieillissants si Frank veut se retirer, Jesse continue à « jouer » son rôle de Jesse, cherchant à faire perdurer la légende telle une mécanique rouillée ou un masque que l’on essaie de conserver jusqu’au bout pour faire bonne figure, mais qui gratte et qui dissimule les premiers signes de l’agonie. Jesse James est une ombre, Jesse James est déjà mort. La bravoure le dispute à la cruauté, et Jesse frappe et tue sans ne plus savoir distinguer la soumission au mythe de bandit d'honneur d'une cruauté totalement pulsionnelle. Dans la scène du train cette volonté furieuse de ne pas perdre la face, d'être un personnage redouté et invincible, laisse pourtant se dévoiler les fissures de son être profond, par ses accès de violence même. Ecrasé sous le poids de sa propre légende, il s’efforce de jouer son rôle jusque dans sa propre fin dont il a décidé de choisir l'instant, voire presque la mise en scène. Le théâtre de sa vie se prolongera après sa mort, quand on exposera son corps sur de la glace à la curiosité des journalistes puis des badauds. Enfin celui-ci se perpétue lorsque son assassinat est reproduit sur la scène par Ford et son frère ; tentant en vain d’inverser les rôles, le spectacle ne suscite que la désapprobation chez les spectateurs. La vie n’est ici qu'une pantomime, un simulacre qui conduit, magnifique mise en abîme, à la représentation sur les planches de la "pièce de sa mort". Dans la tragédie de la destinée, difficile dès lors de ne pas penser à la célèbre tirade de Macbeth :
"La vie n'est qu'un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène et qu'ensuite on n'entend plus; c'est une histoire dite par un idiot, pleine de fureur et de bruit, et qui ne signifie rien".

Comme dans les drames shakespeariens, L’Assassinat de Jesse James applique aux mythes héroïques l’absurdité de l’existence.


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