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La Cave aux Crapauds
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14 mars 2007

L’évolution de l’héroïne chez Dario Argento : quatre noms pour un seul visage (2/3)

feerie

2- Le monde comme un conte de fées : métamorphoser pour s'évader

Lorsque le réel devient insupportable, il faut le métamorphoser. Le regard d’enfant sert de cuirasse à l’héroïne. Première « Alice » d’Argento, Jennifer inaugure une apologie de la différence, que l’on retrouvera dans ses 3 œuvres suivantes. Phenomena peut se définir comme un conte de fées, certes souvent lugubre et sauvage mais qui rappelle combien les contes entretiennent un rapport étroit avec le domaine de l’horreur, comme en témoigne l’œuvre des Frères Grimm, abondant en épisodes proprement terrifiants. Argento a toujours été fasciné par l’imaginaire enfantin : la comptine de Profondo Rosso et ses poupées désarticulées se font l’écho de l’expérience traumatique ; quant à l’univers de Suspiria, avec sa forêt nocturne, son étrange demeure et sa méchante sorcière, il s’inspire ouvertement de Blanche Neige. La séquence d’ouverture de Phenomena pourrait être une adaptation d’Hansel et Gretel : un bois ; des montagnes ; la caméra s’élève dans les arbres, s’approche lentement d’une petite maison, repaire idéal pour une ogresse avec sa cave aux terribles secrets … Cette entrée en matière instaure un climat de contes germaniques et d’imagerie romantique soulignée par la présence des tableaux de C. D. Friedrich accrochés sur les murs du pensionnat. La Suisse, cadre fantasmatique par excellence dans lequel Mary Shelley puisa son inspiration pour Frankenstein, l’omniprésence du vent, la dominante bleutée concourent à faire de Phenomena un conte. Simple arrière-plan dans Suspiria, le conte prend ici un tour beaucoup plus symbolique, car il s’agit de l’existence elle-même et du monde perçu comme féerique. La qualité du filtre du regard conduit à donner sa juste valeur à la vie, à conserver sa candeur, son âme d’enfant afin de savoir affronter l’horreur. Quand le monde des enfants rêveurs s’entrouvre sur un lieu de tortures et de douleurs, il qui les conduit ainsi à construire leur propre univers, à recréer la réalité et en extraire la beauté des choses : la nature pour Jennifer, l’Art pour Anna. Prendre l'existence comme un conte, c'est trouver la force de survivre au sein du monde.

Phenomena est une fable animiste où les jeunes filles pures communiquent avec les insectes, et qui consacre donc le règne du singe, de la luciole et des larves du grand sarcophage, proclamant la victoire de l'animal lorsque c'est l'homme qui se montre le plus primitif. Phenomena est sans doute l'un des Argento dont la structure et le ton épousent le plus cette dualité universelle, baignant tantôt dans une sauvagerie triviale de violence déchaînée et de putréfaction tantôt dans un climat absolument lumineux dès qu'il touche à la beauté originelle. Dans cet amour naïf des animaux, de la nature, des arbres, du vent célébré dans Phenomena, Argento affirme pleinement son panthéisme et sa foi dans le sacré païen. Il oppose à la fureur des hommes la pureté de l’âme unie à la magie de la nature faisant presque écho à Miyazaki.
Jennifer incarne le triomphe de la pureté au sein de l'horreur qui passe au travers du mal auquel elle est confrontée, en conservant sa blancheur : sa télépathie avec les insectes en fait une « autre ». Cet élément fantastique, ce don surnaturel qui lui permet de dialoguer avec la nature, la différencie non seulement de ses camarades de classe mais également de ses sœurs argentesques; des quatre, elle est celle qui affrontera le mieux la vie.
Rien d’étonnant à ce que la fin d’Opera face le lien avec Phenomena en montrant un cinéaste filmant une mouche sur fond de montagnes suisses. Car après l’obscurité générale du film, cet eden verdoyant, presque saugrenu, répond à une nécessité de remontée vers la lumière tant pour le créateur que pour son héroïne, tel un besoin de retour à la nature (à l’état de nature) et à un appel à s'y fondre. Dans Trauma les arbres sous la pluie permettent d'entrevoir des ombres mouvantes mais Argento abandonne la nature pour une féerie morbide de têtes coupées qui parlent et de plantes hallucinogènes. Le merveilleux de Phenomena disparaît définitivement dans Le Syndrome qui n’offre même plus à l’héroïne le loisir de la contemplation. Elle n’aura comme issue que de plonger mentalement derrière la cascade d’une toile, ou dans les flots de « La chute d’Icare » peinte par Bruegel L'Ancien, allégorie on ne peut plus signifiante. Au mieux, la nature domestiquée subsiste dans un jardin public en milieu urbain, pour le seul moment champêtre et sentimental du film, au pire une caverne dans laquelle sera séquestrée l’héroïne d’où on entend une cascade couler et dans lequel ira se fracasser un corps. L’horizon pour Anna semble définitivement vide, sans espoir, et laisse la place à un gouffre infernal d’où elle ne sortira pas. Le Syndrome de Stendhal est en cela le premier véritable "drame psychologique" d'Argento, qui montre des proximités avec les obsessions polanskiennes de l’aliénation et de la claustration.
Argento y délaisse celle de la nature pour la contemplation esthétique - qui devient le moteur de son film - ce qui implique à la fois la perception d’une beauté hors du monde, mais un nouveau risque d’abandonner le réel. Le sentiment d’évasion des opus précédents est absent du Syndrome : l'amour du beau ne sauve plus, se mue en douleur qu’on cherche à oublier. L’Art, illusoire échappatoire, emprisonne le regard. Il émeut Anna, la pénètre, la détruit. Argento interroge le propre rapport du spectateur à la fuite du réel, de la contemplation de la peinture au spectacle du cinéma. ("Dérangeant, morbide… comment réagira t’il ; plaira t’il à Anna ?" s'interroge le psychopathe). Betty prisonnière des aiguilles laisse place à une Anna qui faute de pouvoir s’évader est devenue sa propre prison.

3- S'initier à sa différence...

Jennifer et ses doubles donnent l’impression de personnages déplacés exilés dans l'apesanteur d'un univers qui leur est étranger. Ainsi, durant Trauma, on suit une Aura dépassée, apeurée, abasourdie par les événements qui l'accablent. Elles souffrent toutes d'un traumatisme, ou d'un mal qui les rend différentes, « autres » : Jennifer est somnambule, Aura anorexique, Anna sensible aux oeuvres d'art au point de s’évanouir et d’être atteinte d’amnésie et Betty fragile, frigide et définitivement infantile. Elles personnifient à la fois la perfection de l'enfant et l'incapacité à atteindre l'âge adulte.

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Des héroïnes tourmentées, perdues dans leur propre vie

Le mal dont souffrent les héroïnes pourrait se définir comme un excès de sensibilité qui les rend plus réceptives à la magie, l'alchimie du monde (artistique, naturelle, onirique) mais par cela même plus vulnérables. Dans la représentation héroïque féminine flotte en permanence le souvenir d'Alice, en tant que référence picturale continue : robe immaculée, déambulation dans une nature verdoyante, ou errance dans l'infini de l'inconnu, passage d’épreuve en épreuve de l'autre côté du miroir. Jennifer marchant en dormant dans la nuit et guidée par les lucioles, Aura avalant ses baies rouges ou fuyant sous la pluie bleutée semblent autant de réminiscences de l'héroïne de Lewis Caroll. Plus encore, dans Le Syndrome de Stendhal, Anna, dans sa robe bleu clair – le même que la jupe de Betty dans la dernière scène d’Opera – et avec sa perruque blonde, évoque bien moins une n-ième variation de Vertigo que la Alice de Disney, définitivement passée dans l'autre dimension.

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Souvenirs de Lewis Caroll

Les héroïnes sont initiées à leur différence dans un cas par un professeur débonnaire (Phenomena), dans l’autre par un criminel (Opera, Le Syndrome de Stendhal) qui tel un psychanalyste, se donne pour mission de les révéler à elles-mêmes, de les libérer quitte à les soustraire définitivement au monde réel. Dans Phenomena la différence est un don, parce qu'apprivoisée, maîtrisée. Dans Le Syndrome de Stendhal, au contraire la fissure s’agrandit pour laisser place à la schizophrénie, à l'image de cette petite crevasse sur le mur qu'observe Anna.
L’ambivalence du syndrome tient au fait que le psychopathe, en est lui même atteint : l’art est accessible à tous ; cette contemplation, comme tous les dons, peut donc être instrument du Bien, comme du Mal. Le thème de la confusion entre l’espace créatif de l’Art et la réalité était déjà abordé par Ténèbres, le meurtrier calquant ses actions sur l’intrigue d’un roman. Argento confronte donc deux formes de folie : la douce folie des héroïnes, leur « ouverture » sur l’autre monde (le remède) et la folie violente du criminel métonymie de la violence du monde (l’exercice du mal).

Toujours sur la brèche, la folie les guette et risque de les entraîner de l'autre côté du miroir... Ce sera le cas d'Anna dans Le Syndrome de Stendhal et de l'héroïne d'Opera allongée dans l'herbe, fondue dans la nature et se sentant elle-même appartenir au grand Tout en parlant aux lézards. Un écart fait basculer de la pureté, de la vision "naïve", "infantile", poétisée du monde - affirmation de sa différence - à l'aliénation. C’est une conception qu’Argento partage avec la littérature et la philosophie romantiques, celle d'un Schopenauer considérant la folie comme une sorte d’excès de lucidité dans la vision du monde, ou d’un Nerval pour qui pureté et folie sont irrémédiablement liées. A ce titre, le discours final de Betty résonne comme une profession de foi : « Je ne voulais plus voir personne. Je voulais m'échapper entièrement... parce que je suis différente. Je ne ressemble pas même vaguement aux autres, à aucun d'eux. J'aime le vent. Les papillons ! Les fleurs ! Les feuilles ! Les insectes ! La pluie ! Les nuages ! ».
Fuyant un monde égaré, les héroïnes s’égarent dans l’imaginaire. A vouloir sublimer l’existence en la tirant vers l’utopie du rêve elles se métamorphosent en chimères.

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Passages de l'autre côté du miroir

(à suivre)

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